Il a donc fallu que j'arrive à 40 balais pour que ce genre de trucs me tombe dessus.
Déjà, j'imagine la réaction, même pas consciente, de celui ou celle qui me lit, qui n'a que 30 ou 35 ans et qui se dit "40 ans, c'est vieux !" et qui du coup ne se sent pas concerné(e). Moi aussi j'ai pensé comme ça, jusqu'à 39 ans et 364 jours j'ai pensé que 40 ans c'était loin, et même encore aujourd'hui je me sens bien plus jeune que 40 ans. Comme quoi l'âge, ça ne veut pas dire grand chose. Je sais, c'est la consolation des vieux qui ne veulent pas vieillir…
Mais moi je m'en fous de vieillir, l'important c'est comment ça se passe, et en l'occurrence, à 40 ans il m'est donc tombé dessus un truc qui devrait plutôt arriver à 17. Là encore, y a pas vraiment de règle, je sais bien, mais me connaissant à peu près comme une grande personne raisonnable je pensais que ce genre de truc ne pouvait déjà plus m'arriver, d'autant que je déteste viscéralement la nouvelle mode de ces seniors qui jouent les ados, je ne m'imagine pas une seconde dans la peau de ces faux sportifs fripés en survet ou en fringues fluo avec un langage djeuns. Beurk, pas pour la peau fripée, mais pour le contraste, du plus pur mauvais goût. J'aime les vieux qui s'acceptent, même si j'imagine que ce n'est pas facile d'accepter de se voir décliner; avant le déclin je pense qu'il y a une assez longue période de bien-être, de sérénité, où on est vieux et peinard, sans angoisse de l'avenir, avec tout son temps libre et une retraite correcte, une santé encore vaillante même si on ne fait plus le marathon comme à 20 ans. Cette vieillesse-là ne m'inquiète pas, et si j'en juge par mes parents je pense qu'on peut la tenir une vingtaine d'années, avant la vraie décrépitude -quand je rends visite à mon ancienne voisine maintenant en maison de retraite médicalisée j'ai une idée assez exacte de ce que j'appelle la décrépitude, pas à cause de la voisine, qui se maintient assez remarquablement dans ces conditions, mais de son entourage. Fin de la digression, ces considérations sur la vieillesse, c'est certainement aussi le genre de questions qu'on se pose à la quarantaine. Y a-t-il une crise de la quarantaine? On dit qu'il y en a une à la cinquantaine, à l'adolescence, etc. En fait plus ça va, plus j'ai l'impression que toute vie est un enchaînement de crises petites ou grosses mais en tout cas indépendantes du nombre des années; j'ai des copains de mon âge qui n'ont pas encore fini leur crise d'ado…
Moi si, à l'âge "de rigueur" j'ai traversé cette période qui n'a pas dû être bien facile pour mes parents. En résumé, ça a commencé par une rébellion généralisée et agressive, qui a fondue dans l'usage immodéré de stupéfiants modérés et par toutes sortes de prises de risques plus ou moins mesurés, et ça s'est arrêté quand j'ai acquis une vraie autonomie, c'est à dire un boulot. Après il a fallu reconstruire doucettement la relation avec les parents, mais ça s'est plutôt bien passé, et je crois pouvoir dire que je suis à peu près adulte depuis une petite quinzaine d'années, ce qui n'est pas forcément le cas de tous mes frères et sœurs même plus âgés.
Donc, ceci étant passé, je crois pouvoir dire que jusqu'à il y a pas longtemps j'avais une existence calme et tranquille; j'étais bien dans mon boulot, et je le suis toujours d'ailleurs ; sans être chef, ce à quoi je n'aspire pas forcément, j'ai des responsabilités que je crois assumer correctement, je fais des choses que j'aime et du mieux que je peux, et quand j'ai fini la journée ou la semaine je zappe complètement pour passer à autre chose. J'ai des goûts, des envies et des projets assez définis, plein de copains, quelques amis, une vie de couple heureuse et équilibrée, quoique sans enfants : c'est un préalable qui a été déterminé entre nous dès le départ, et même si les raisons en ont évolué, la conclusion demeure la même. Du reste je ne pense pas avoir à justifier un quelconque choix de vie, tant qu'il ne porte préjudice à personne, et quiconque sera tenté d'interpréter celui-ci de quelque manière que ce soit peut dès à présent arrêter ici sa lecture. J'ai mis du temps à apprendre et accepter que ce qui convenait à certains ne convenait pas à d'autres; j'ai plein d'amis qui ont des enfants, qui en sont heureux et qui les rendent heureux ; je connais aussi beaucoup de gens qui en ont et qui auraient mieux fait de ne pas en avoir, même si dans notre société productiviste (nataliste ?) cela ne se dit pas : la procréation, c'est sacré ; je ne porte pas le moindre jugement sur des gens qui souffrent de ne pas en avoir et j'attends la tolérance réciproque, à savoir qu'on ne s'étonne pas que nous soyons parfaitement heureux à " seulement deux ". Surtout, mon principe de tolérance me conduit à avoir une aversion violente pour tout ce qui est normatif. Voilà pour la question des enfants. J'adore, de manière raisonnable, les gosses … des autres, qui d'ailleurs me le rendent bien, en général -les autres, et leurs gosses aussi, auprès de qui mon naturel joueur est souvent bienvenu.
C'est ainsi que depuis une vingtaine d'années nous formons -nous formions ?- un gentil petit couple. Contrairement à l'impression que ces premiers paragraphes peuvent donner, nos relations n'ont pas été un long fleuve tranquille, durant une bonne moitié de notre vie commune. S'il y a eu beaucoup d'amour, il y a eu aussi toutes sortes d'esclandres, des engueulades, des séparations et même des infidélités ; on a résisté à tout, mais je le dis sans fierté : beaucoup d'autres en ont fait autant. Certains l'affichent, d'autres s'en cachent, en ce qui nous concerne il y a eu bien des tempêtes sous une surface que l'extérieur semble trouver lisse, voire terne, ce dont je me fous complètement d'ailleurs. Je ne nous crois pas dissimulateurs, mais simplement pudiques, et il ne me semble pas vraiment nécessaire de rappeler à autrui, démonstration à l'appui, que toute vie de couple connaît ses errements, ses transes, et ses climax, même sous des dehors d'une banalité à pleurer. Les gens qui s'en tiennent à l'apparence, tout comme ceux qui croient qu'on est plus heureux -ou plus chanceux- qu'eux parce qu'on ne passe pas son temps à geindre, ne font pas partie de ceux dont j'apprécie la compagnie.
Etant donnée la circonstance qui aujourd'hui me pousse à écrire, je vais devoir aller un peu plus loin dans la confidence et reconnaître, sans fausse honte, que c'est exclusivement moi qui ai été coupable (si faute il y a) d'infidélité, (je ne parle pas ici des banals " coups de canif dans le contrat ", mais de l'infidélité réelle, a potentiel destructeur), du moins si je sais toute la vérité, ce que je veux bien croire. Je l'avoue sans fausse honte, disais-je, car il y a toujours un petit pincement d'amour propre, évidemment, dans le fait d'avoir su séduire " au dehors " du couple légitime. Peu importe, il n'est d'ailleurs pas impossible que ce soit précisément ce qu'on cherche dans l'infidélité. Mais si je me dois de le préciser, c'est parce que, contrairement a ce qui me préoccupe en ce jour, aucune de ces infidélités, avouée ou non, n'a réellement mis en danger notre relation de couple. C'était la plupart du temps des " occasions " absolument dénuées de tout engagement sentimental, et quand le sentiment s'en mêlait, c'était surtout pour faire joli. Jamais je n'ai éprouvé la tentation de mettre en balance ma vie conjugale et amoureuse avec l'incartade; pour être tout à fait honnête, si, j'ai failli, une fois, à l'occasion d'une relation complexe, longue et tourmentée : j'ai bien cru quelques semaines que j'allais changer de vie, et je m'y préparais. Heureusement, c'est l'autre qui m'a fait faux-bond. Et je dis heureusement, car c'eût été une erreur d'essayer, douloureuse pour tous, y compris pour ceux qui n'y étaient pour rien, soient nos conjoints respectifs. Passons. Disons que d'une façon générale j'ai toujours su protéger ma vie maritale, ou plutôt notre relation, si solide et fragile à la fois, et surtout si riche de tout ce qui nous unit et a parfois failli nous séparer, des aléas des tentations épisodiques de la chair. Tentations limitées en nombre, du reste ; je ne crois pas être infidèle par nature ou principe, uniquement à l'occasion et -à la rigueur- par sensualité (hélas trop souvent sensualité d'ivrogne d'un soir, voire d'ivrognes de rencontre, ce qui n'est pas très reluisant). Et plus les années de vie commune s'ajoutaient aux précédentes, plus je trouvais de bonheur, de plaisir, de tendresse, de petites joies, d'enrichissement, de satisfaction en somme, dans la vie conjugale. Pour tout dire, jusqu'à il n'y a pas si longtemps, la perspective de vieillir et mourir ensemble me souriait tout à fait…
Et voilà que, comme je le disais tout à l'heure, ça m'est tombé sur le coin de la gueule, sans avertir. Quoi donc?
Le dire - plus encore l'écrire - paraîtra d'une banalité crasse, c'est sans doute pourquoi je tergiverse, car en fait ce n'est pas si simple. Raconter platement que j'ai rencontré quelqu'un, que j'ai flashé en quelque sorte, ne ferait qu'évoquer la crise si banale du couple, de la quarantaine, de l'ennui conjugal, que sais-je encore, et les émois imbéciles des quadras qui se figurent qu'ils vont refaire leur vie. Et pourtant c'est tout à fait ça, sans être ça tout à fait. Bien sûr, comme pour toute histoire d'amour, on est convaincu que ce qu'on vit est unique, exceptionnel, mais j'ai par ailleurs assez de bouteille, de jugeote, d'expérience, de lucidité, de cynisme même parfois pour savoir que c'est ce que je craignais, d'une banalité crasse. En fait ce qui m'étonne, c'est moi-même ou plus exactement la joie profonde que j'ai éprouvé, malgré toute ma " bouteille, jugeote, expérience, lucidité ", et mon " cynisme même parfois ", à redécouvrir le plus naïf des émois amoureux de l'adolescence. C'est un vrai ravissement, au sens propre du terme, que j'ai connu, au point de m'y abandonner totalement, moi. Moi qui ai toujours tâché de garder la tête froide, moi qu'on considère comme une personne avisée à qui on n'a pas le moindre petit " coup de folie " à reprocher, moi qui arrive toujours en avance au boulot pour mettre au point les derniers petits détails avant le " rush ", moi qu'on surnomme " calepin" parce que j'en ai toujours un où je note tout (ça me permet de garder l'esprit libre !) pour ne rien oublier, moi qui pouvais paraître, à la limite, un tantinet " bonnet de nuit ", voilà qu'une vague d'émotions est venue me submerger, et que ça m'a fait plaisir, en plus ! Dans le fond, je crois que j'y aspirais un peu, mais comme le font les gens raisonnables, c'est à dire tout au fond de ces rêves secrets et timides qu'on sait très bien qu'on ne réalisera jamais, et dont on ne parle pas, parce qu'on en a un peu honte; s'abandonner à la rêverie amoureuse, aimer même, au risque de se laisser emporter par le sentiment sans autre considération, c'est un bonheur que je m'interdisais, comme une faiblesse. Et je le vois encore ainsi aujourd'hui, ça ne correspond pas avec l'idée que je me faisais de moi-même en tant que personne fiable et rationnelle. Et pourtant ! … Pourtant c'est tellement bon, tellement doux, tellement agréable. Un peu comme la première chaleur d'un printemps encore timide mais plein de promesses. Enfin pas si timide que ça, parce que ça m'est tombé dessus comme ça, d'un seul coup d'un seul.
Là encore, c'est l'histoire classique de la collègue de travail qu'on connaît depuis des années, et qu'on voit un jour d'un tout autre œil, sans qu'on sache pourquoi. Avec le recul aujourd'hui je sais un peu mieux pourquoi ça m'est arrivé précisément à ce moment-là, après dix ans de collaboration amicale. Car je pense que j'en étais tout de même déjà à la considérer comme une amie, même si elle n'appartenait pas au cercle officiel de mes amitiés, le cercle des amis d'enfance, des bringues de week-ends et des sorties communes, avec les retrouvailles joviales. Elle et moi nous nous connaissions bien, tant pour ce qui nous opposait -essentiellement, nos caractères- que pour ce qui nous rapprochait -essentiellement, un certain passé commun et des opinions voisines, plus particulièrement sur le plan politique, social et culturel; cela nous permettait une complémentarité appréciable, dans le domaine du travail mais aussi de la vie courante, et cela alimentait, enrichissait nos échanges. Je précise que je mets tout cela au passé, non que cela ne soit plus valide, puisque nous sommes plus proches que jamais, mais simplement pour essayer de retrouver mon état d'esprit d'alors.
Alors les choses étaient simples et, forcément, j'étais à mille lieues de la moindre idée d'attirance amoureuse. Ce que j'aimais surtout chez elle -et que j'aime toujours-, c'était -c'est- tout ce qui l'oppose à moi (en fait c'est assez pénible, voire funèbre, d'en parler ainsi au passé !): sa fantaisie, sa légèreté, sa vivacité d'esprit, et si j'appréciais particulièrement sa compagnie, c'était parce qu'on se marrait tout le temps. Ceci dit il faut relativiser un peu, car je ne suis sans doute pas tout à fait aussi " bonnet de nuit " que j'ai pu le laisser entendre tout à l'heure ; que ce soit avec elle, ou de façon générale, il semblerait qu'on apprécie aussi mon humour, même quand je n'ai pas conscience de chercher à en faire (si je cherche d'ailleurs je me plante parfois en beauté!). C'est quelque chose que je ne m'explique pas, mais j'ai souvent constaté que mes remarques, même les plus anodines, provoquaient des rires, et je crois que cela relève d'une tournure d'esprit dont je n'ai pas conscience, mais qui serait une tendance, assez littéraire, à jouer avec les mots, les idées, les situations et à faire monter la mayonnaise du paradoxe ou du non-sens. Pour résumer grossièrement, j'aurais envie de dire que dans le domaine de l'humour, qui est un de nos points communs fondamentaux, je serais plutôt british, et elle plutôt latine. L'important étant qu'on rigole, évidemment. Elle, bondissante, et moi, avec mes gros sabots cachant peut-être un peu de poésie sous leur semelle. Allez savoir, on se connaît si mal parfois…
Avec tout ça, bien sûr, je ne peux pas dire que j'ai " rencontré " quelqu'un ; découvert serait plus exact, et encore, le terme de découverte s'appliquerait-il mieux à moi-même qu'à elle, car l'essentiel de mon étonnement, et de mon désarroi, je le dois plus à mes propres réactions qu'aux siennes. A croire que j'avais plus de préjugés sur moi-même que sur elle. La psychologie l'expliquerait mieux que moi, j'imagine. Toujours est-il qu'après une dizaine d'années de collaboration amicale, doublée d'une certaine complicité -car nous avions conscience qu'un certain nombre de nos valeurs, et même notre humour, n'étaient pas partagés par tous les collègues- un jour, allez savoir pourquoi, j'ai eu subitement l'idée ? l'envie ? saugrenue d'éprouver pour elle une sorte d'attirance, pas vraiment physique, mais plus uniquement intellectuelle. Et c'est revenu très vite : une sorte de trouble, que j'avais connu bien des années avant au début de mes amourettes ou de mes grandes histoires ; un petit chatouillement du cœur, du ventre aussi, rien qu'à penser à elle, rien qu'à son approche, au son de sa voix. Je le répète, bien que chacun le sache, c'est un état particulièrement agréable, une sorte de désir latent, une ivresse douce, et par conséquent j'ai pris plaisir à cultiver cette émotion dès que je l'eus apprivoisée, acceptée, après la surprise d'en avoir seulement pris conscience. Il n'est pas forcément facile d'être amoureux et j'ai même la conviction que c'est un bonheur que certains se refusent, par peur de ne plus maîtriser leur vie, leur cœur. D'ailleurs moi-même j'ai d'abord éprouvé une certaine inquiétude devant ce subit réveil de ma sentimentalité assoupie, et le fait que j'en écrive aujourd'hui en est certainement une séquelle : si j'avais pris les choses avec naturel et facilité, quel besoin aurais-je d'en écrire ?
Il m'a fallu du temps pour mesurer toutes les conséquences de ce qui m'est d'abord apparu comme un simple jeu amoureux et, dans un premier temps, purement intellectuel. Et de fait je les ai subies avant même de savoir ce qui m'arrivait. En me prenant au jeu, j'ai multiplié mes périodes de rêveries, mes absences " mentales ", aussi bien au travail qu'à la maison, ce qui a immédiatement été remarqué de part et d'autre car on appréciait en général mon pragmatisme. On appréciait aussi mon humeur égale qui peu à peu est devenue plutôt variable, tout simplement parce que j'éprouvais comme de la rancune envers cette réalité qui me rappelait à elle quand j'avais des rêves si doux à caresser. Et j'ai inconsciemment commencé à ne plus voir que le négatif de mon ancien petit bonheur tranquille : la personne avec qui j'avais partagé vingt ans de ma vie perdait peu à peu tout charme, toute beauté, tout intérêt, et même si je n'avais aucun grief réel, simplement je pensais toujours à l'autre ; tant qu'à faire mon mea culpa, je pense même être en grande partie responsable de l'agressivité que je lui ai reprochée depuis, et bien sûr de notre mésentente progressive. De fait, je fuyais en permanence, par l'esprit bien sûr, puis de plus en plus concrètement jusqu'à finir par franchir le pas. Mais cela n'a pas été évident. Quand j'ai pris conscience que mon petit jeu innocent commençait à devenir nuisible à mon couple, j'ai essayé de revenir en arrière. Mais je crois avoir essayé sans conviction, car déjà j'avais pris goût à cette redécouverte des plaisirs de l'état amoureux qui me paraissait beaucoup plus excitante que la vie conjugale, tendre, riche, forte, certes, mais sans plus de frisson.
Parallèlement je lançais quelques timides tentacules en direction de ma collègue, à tout hasard ; c'était grisant. Tous les amoureux connaissent ce jeu du chat et de la souris, particulièrement pratiqué je crois à l'adolescence, où les rôles sont régulièrement échangés, où l'on se tourne autour, où l'on avance quand l'autre recule, et ainsi de suite comme dans la chanson, où l'on se raconte que l'autre n'éprouve rien, histoire de se faire peur, et où l'on reste ébloui toute une nuit de l'impression de l'éventualité de l'amorce d'un geste signifiant ou… presque tendre; on ne sait pas ce que l'autre éprouve et on n'ose pas lui dire ce que nous ressentons. C'est un mélange pétillant d'attirance et de peur : on a terriblement envie de s'aimer et de se le dire, mais on est terrorisé aussi bien à l'idée que ça marche, tant la joie serait grande, qu'à l'idée que ça ne soit pas réciproque, car ce serait la fin du monde. Du coup on ne dit rien, et on tremble au moindre courant d'air, regard, parfum. En même temps on a bien l'intuition qu'il y a quelque chose, mais c'est tellement fort qu'on n'ose pas le vérifier. Ado, j'ai beaucoup connu de ces amours secrètes, dont très peu, du reste, ont réellement abouti (et je fais bien attention à ne pas parler de concrétisation et encore moins de " conclusion " !!!). Et tout à coup, je retrouvais ces transes, tellement plus exaltantes que les minables " tu baises ? " de fermeture de bar…
On a poursuivi ce petit jeu pendant quelques mois : plus c'était tacite, implicite, pétillant et excitant au travail, plus ça devenait pénible à la maison. Les patrons devraient bien s'en inspirer, pour que les employés soient tout contents d'aller au boulot… N'envoyez que les tout jeunes couples à l'usine… Enfin, en l'occurrence nous n'étions pas un jeune couple -et heureusement pas à l'usine non plus ! Nous nous tournions autour en nous flairant, en plein dans ce jeu d'attirance-méfiance. Car j'avais peur, aussi. Peur de me lancer dans quelque chose que je ne connaissais pas, que je ne maîtrisais pas, peur de faire du mal, et peur de me ramasser... Quant à elle, je ne saurais dire, je pense que ça n'a pas été facile non plus, mais elle a pris le parti d'en rire et de séduire à tout prix. A moins que ce ne soit l'inverse. En tout cas elle s'est lancée à corps perdu dans une campagne de séduction dont j'étais l'unique cible, mais elle n'en a pas nécessairement eu conscience. Contrairement à moi, elle a toujours eu besoin de séduire, et cela faisait peut-être des années, en fait, qu'elle avait adopté avec moi cette attitude caressante ; mais je n'avais rien remarqué auparavant, et elle le faisait plutôt inconsciemment, de sorte que rien n'aurait changé si je n'avais pas, un jour, commencé à m'y montrer sensible. Voilà pourquoi je me sens responsable de tout ce qui a suivi. J'ai été le grain de sable qui a fait que nous avons commencé quasi simultanément à nous poser des questions, puis à nous entraîner réciproquement sur la pente d'un désir savonneux. Non je déconne.
Aujourd'hui je sais que le point de départ n'a été qu'un simple concours de circonstances, une coïncidence d'hormones, de rêves, de fête et de confidences inattendues de sa part, qui a été comme un élément déclencheur. Jamais, malgré notre amitié, nous ne nous étions réellement fait de confidence intime, et je ne sais pas ce qui lui a pris, un jour. Je crois qu'elle l'a fait sans réfléchir, avec ce côté tête en l'air qu'elle a parfois, et sans même se rendre compte des répercussions que cela pouvait avoir en moi. D'autant que sur le coup je n'ai pas réagi autrement qu'en disant, peut-être, une connerie habituelle : je ne suis pas d'une nature expansive, non pas que je retienne mes émotions, mais lorsque quelque chose me touche ou me surprend -quelque chose d'autre que la colère, que j'ai beaucoup de mal encore à contrôler- il me faut le temps de comprendre avant de réagir… Et par conséquent les autres ont tendance à s'imaginer que je garde la tête froide… Donc cela ne s'est sans doute pas vu sur le coup, mais ce jour-là, au moment de sa confidence pourtant banale, somme toute, j'ai éprouvé une sorte de choc, un peu comme si j'avais pris conscience d'un coup qu'elle aussi, elle avait un corps… Et alors, progressivement, c'est comme si j'avais éprouvé l'envie de vérifier la réalité, les réalités sensibles de ce corps. C'est ainsi qu'a pu naître en moi une forme de curiosité, d'appel physique, mais pas encore réellement amoureux. Ce qui était amoureux, c'était l'envie de voir se matérialiser par des contacts physiques, même très succincts, une affection grandissante. Par contre je suis complètement incapable, même aujourd'hui, de dire pourquoi l'affection est devenue grandissante ; je pourrais faire la liste de tout ce qui me plaît en elle, ce serait agréable pour moi, fastidieux pour tout autre, et surtout ça ne changerait rien au mystère !
Bref, nous avons poursuivi ce petit jeu quelque temps, sous le regard heureusement aveugle des collègues, à mille lieues d'imaginer quoi que ce soit. Heureusement, car il n'est rien que je redoute autant que les commérages au travail, au point de m'être donné pour principe, dès mon début de carrière, de ne jamais mélanger le boulot et l'affectif, quel qu'il soit. Il a fallu plusieurs années avant que ne soit connu, au travail, mon statut marital, et je pense qu'on a très longtemps cru que j'étais célibataire… Non que cela m'ait permis de faire des conquêtes, ça n'a jamais été mon objectif. Simplement je suis quelqu'un de pudique et je ne vois aucun intérêt à parler au travail, à des gens que cela ne concerne pas, de ma vie conjugale. Le travail n'est pas le lieu des sentiments, et si on veut être efficace, on laisse à la porte de la boîte les soucis personnels -et à la porte de la maison les soucis professionnels. J'ai toujours fonctionné ainsi, et cela me convient parfaitement. Et là, pour le coup, avec cette histoire, je jouais gros. C'est peut-être aussi cela qui nous a fait hésiter : le souci de nos réputations. Je sais qu'il est difficile d'avoir une bonne image, mais j'ai l'impression d'avoir su en construire une, petit à petit, par mon sérieux, mon pragmatisme, ma régularité. Elle, de son côté, a une réputation beaucoup plus sulfureuse, avec son statut de femme seule à 40 ans passés -car j'ai oublié de préciser qu'elle a quelques années de plus que moi -et son goût pour la séduction. Mais elle cloisonne aussi, dans le sens où, si je lui ai connu un certain nombre d'aventures, cela a toujours été hors du cadre du travail, et je ne l'ai su qu'à l'occasion de nos discussions hors du cadre professionnel. Il est possible, et même vraisemblable, qu'elle fasse fantasmer certains collègues, mais cela ne s'est jamais manifesté réellement ; je crois surtout que sa liberté fait un peu peur, et les collègues ne veulent pas d'une compagne, et encore moins d'une maîtresse, qui n'aurait peur de rien…
Je sais mieux aujourd'hui que ce n'est évidemment qu'une impression qu'elle donne, parce que la vie lui en a mis plein la figure et qu'elle s'est durcie; hormis quelques exceptions, elle n'a pas la gent masculine en très haute estime, et dans le fond elle aurait été parfaitement capable de donjuaniser un quelconque beauf pour le plaisir de le ridiculiser ensuite, ou de le mettre dans ses petits souliers face à sa légitime : certains n'apprécient guère qu'on affiche leurs turpitudes ou leurs petits arrangements… Je n'avais pas pensé à ça; c'est pas qu'elle soit cruelle, mais joueuse. En tout cas pour ma part je n'ai rien à lui reprocher ; elle n'a pas cherché à détruire mon couple, ni à me bousculer, à me presser, à influer sur mes décisions. Au contraire, même. On pourrait presque dire qu'elle s'est défilée, ce qui était sans doute plus sage car cela n'aurait rien arrangé si elle s'en était mêlée. Donc c'est moi qui ai pris les décisions, moi qui ai tout géré, sans commentaires de sa part, malgré mes confidences, parfois. J'ai vite compris qu'elle ne voulait pas inférer, et qu'elle avait décidé que cela ne la concernait pas. Du reste nous avions tant d'autres choses à comprendre, à accepter, à construire par ailleurs…Tant de nouveauté, tant de beauté aussi…
Voilà donc, pour retomber dans la banalité, la banale attirance a donc évolué en liaison banale. Cela a certainement été freiné par nos réticences communes à nous mêler de sentiments au boulot, par ma peur terrible de gâter mon image -aujourd'hui encore, si j'accepte peu à peu la situation et la nouvelle image qu'elle renvoie de moi, je me sens parfaitement incapable de l'assumer publiquement et nous vivons notre amour en secret, même si c'est un secret moins restreint que dans les premiers temps et de plus en plus prêt à être dévoilé : pas tout de suite encore... Il nous a donc fallu le temps de nous découvrir, de nous connaître sous un autre angle, de nous rassurer, de tâter le terrain, de réfléchir. J'avais besoin de savoir si l'aventure me tentait au point d'y engager ce à quoi je tenais le plus, peut-être pas exactement ma petite vie tranquille, mais du moins ma vie conjugale riche de toutes ces années et tous ces bonheurs communs. Je ne voulais pas lâcher la proie pour l'ombre, et pourtant, lorsqu'il est question de sentiments, la question se pose forcément à un moment. C'est avant tout une question de confiance en l'autre ; et tant que nous ne nous étions rien dit, je n'osais rien espérer d'elle. Bien sûr, une fois que les choses ont été claires, même sans grands discours, cela a été plus facile. Ce n'est pas une question de courage, ni de " bons comptes ", c'est uniquement pour ne pas blesser inutilement. J'ai longtemps tergiversé, et elle -mais je crois qu'elle est moins amoureuse, dans le fond- attendait que je me décide, ou pas. Ou encore elle ne pensait à rien, car elle prend les choses comme elles viennent. Si elle n'est pas moins amoureuse, sans doute est-elle moins compliquée… Il n'y a pas eu de pas décisif, en fait ; la séduction a poursuivi son petit bonhomme de chemin jusqu'au jour où nous avons trouvé des circonstances facilitantes ; c'est elle qui a fait le premier pas, avec une simplicité déconcertante, et je n'ai eu qu'à suivre. Ensuite, il y a eu les tourments banals des couples illégitimes, pendant quelques semaines seulement, car elle n'est pas d'un tempérament à accepter les seconds rôles, et du reste je n'y pensais même pas. Simplement il me fallait un peu de temps pour savoir comment j'allais présenter la chose, et durant cette période là, il y a eu quelques mensonges, des coups de fils cachés, et de mauvais prétextes pour découcher. Puis j'ai dit la vérité chez moi, ce qui a soulagé tout le monde, et assez rapidement ensuite j'ai changé de toit pour de bon, même si, officiellement, pour le courrier et surtout au travail, où personne n'a rien deviné, j'habite toujours avec mon mari.
Evidemment il a un peu souffert, et je le regrette ; mais maintenant nous parvenons à nous voir sans trop de heurts et on peut même dire qu'on (re)commence à bien s'entendre. Un de ces jours, peut-être on se fera une petite bouffe, tous les trois…