" J'avais un ami…
mais il est parti…
ce sens à ma vie… "
Je sais. C'est assez rudimentaire, comme poésie. Même, c'est un peu téléphoné J, mais ça me rappelle mes jeunes vertes années. Et puis je voulais vraiment commencer comme ça, au féminin : " J'avais une amie… "
Sauf que c'est plus vraiment une amie. " Plus vraiment ", c'est ambigu. Là je voulais dire " plus seulement ", ou " pas que ". Mais qu'est-ce que c'est au juste, alors, " pas seulement " une amie ?
En tout cas, elle n'est pas partie, ou alors, pas pour longtemps.
Alors c'est n'importe quoi, cette introduction.
Mais toute cette histoire, en fait, c'est un grand n'importe quoi.
Donc, j'avais une amie.
On s'est liées un peu par hasard, par des copains de relations de copains, genre, même pas par affinités, en tout cas au début. On n'a pas grand chose en commun, ni le boulot, ni la situation de famille, ni l'âge, ni la plupart des centres d'intérêt ordinaires, pas même les goûts musicaux -seulement le vin rouge. Pour ça, oui, on s'est bien entendues tout de suite. Elle aime bien boire avec -un peu d'excès, et moi aussi. Ça a dû commencer comme ça, à grands coups de verres de rouge. Parce qu'en buvant, forcément, on cause. Faut bien s'occuper !
Après, il y a les côtés pratiques. Par exemple, elle habite plus près que la plupart de mes autres amis, mais assez loin quand même pour avoir de bonnes raisons de dormir sur place, une fois la nuit et l'alcool bien avancés. En général c'est plutôt l'inverse en fait ; Ben, mon homme, et moi restons dormir chez eux, Djamila et Steph. Chez eux il y a plusieurs chambres, à cause des (grâce aux ?) enfants. Steph en a eu deux avant de la rencontrer. Il les a certains week-ends. Donc il leur faut une chambre. Et Djamila a son fils en garde alternée. Ça fait une deuxième chambre, en plus de celle des parents. Du coup il y a souvent de la place pour nous. Sinon on peut aussi finir dans le canapé du salon. Nous ça ne nous gêne pas. Mais ça titille un peu les enfants, au réveil. Ils n'osent pas prendre leur petit déjeuner tranquille en disant les bêtises habituelles des enfants au petit déj.
Djam n'est pas son vrai nom, pas plus que Djamila. Je viens de l'inventer. Ça veut dire " belle " en arabe. Djam n'est pas spécialement belle pourtant. Ou disons que sa beauté est ailleurs, et pas dans les canons habituels. Peu importe. Ce prénom sonne un peu comme le vrai, voilà tout. Mais c'est important de le préciser. En fait Djam n'a rien d'une arabe, bien au contraire. Elle est plutôt du genre nordique, ou au moins germanique.
On a sûrement eu en commun dès le départ, avec le vin rouge, une certaine forme de convivialité. Le plaisir de se voir pour se voir, sans faire de manières, et de discuter de n'importe quoi jusqu'au bout de la nuit. A ce jeu-là d'ailleurs, je suis la plus forte. La plupart du temps, elle finit par tomber de sommeil, avant l'aube et avant moi. J'aime bien la voir dodeliner de la tête. Mais j'aime bien aussi son trop plein d'énergie, un peu plus tôt dans la soirée, en général…
Au lieu de nous chercher des points communs, je suis allée assez vite à l'essentiel. Nos affinités ne venaient clairement pas d'une passion commune pour le tricot ou de la pratique assidue et simultanée du jogging. En fait on savait s'apprécier pour nous-mêmes, tout bonnement. Pour notre seule chaleur humaine et même un peu animale, quand on ne se pose pas trop de questions.
Les questions, j'ai commencé à me les poser plus tard.
On était amies depuis quelques années déjà, au moins deux ans, d'une amitié agréable, chaleureuse, régulière, fiable, vraiment réconfortante. Surtout pour Djam, apparemment, parce qu'elle traversait fréquemment des périodes de doute, de trouble. J'étais comme un soutien, un appui. J'aime ce rôle d'ailleurs. Mais sa compagnie me faisait du bien aussi, d'une autre manière. C'était un bel échange, presque fraternel -sororal, diraient des puristes dévoyées. Du fait sans doute de ses confidences, de mon écoute, de ma réceptivité, de mon affection de grande sœur, Djam commençait à s'attacher à moi de manière particulière. Je le sentais. Elle me le disait aussi, avec ses mots touchants et maladroits. Djam a un franc parlé brutal et extrêmement émouvant parfois.
Même, j'y étais plus que sensible sans m'interroger. C'était quelque chose de simple et de doux. J'ai senti le glissement de l'attachement de Djam pour moi. Au lieu d'y résister, de rester raisonnable et rationnelle surtout, je l'ai accompagné. Voire, je l'ai encouragé, ce glissement, cet attachement. Sans doute trouvait-il en moi un écho, ma propre fêlure…
Djam avait besoin de moi. Elle me le disait. Elle me le montrait. Il lui arrivait de me réclamer. Il lui était par moments plus facile de me parler à moi qu'à Steph. Ils traversaient alors une période de turbulences. Est-ce que j'en ai profité ? Peut-être que j'aurais dû prendre de la distance, les laisser gérer. Jamais en tout cas je ne les ai opposés l'un à l'autre. J'ai plutôt fait œuvre conciliatrice, et bénéfique. Djam me l'a dit, plusieurs fois. Et Steph même m'en a été reconnaissant.
Alors quoi ? Je n'allais pas la laisser tomber, l'abandonner à sa souffrance ?
Est-ce que j'en ai tiré parti ? Je ne crois pas. Je n'ai rien cherché, rien provoqué sciemment en tout cas. Les choses ont évolué sans être guidées, encore moins manipulées, ni par moi, ni par Djam. J'en avais sans doute plus conscience qu'elle, du fait de mon âge peut-être, de ma distance. Mon unique tort serait alors de ne pas avoir anticipé davantage, de ne pas l'avoir avertie, en quelque sorte. Pour autant, je ne pouvais pas agir autrement que je l'ai fait en restant auprès d'elle, à ses côtés, son appui, son soutien… avec tous mes bons sentiments sincères et dévoués. Je le déclare sans la moindre ironie, en plus. Je n'y voyais pas de mal. Même si j'avais une certaine conscience, ou plutôt une intuition, de son évolution affective intérieure et de la mienne. Alors qu'elle même ne s'en rendait pas réellement compte.
Quoique. C'est pas une oie blanche, non plus. Plus jeune que moi, certes, de quelques années ; mais adulte avertie néanmoins…Adulte de trente ans, pas née de la dernière pluie. Mais capable d'une sincérité, d'une spontanéité, si désarmante…
Elle m'avait dit une fois, déjà, dans l'ivresse, quelque chose comme " J'ai super envie de t'embrasser " ou " J'ai trop envie de t'embrasser " elle est familière du langage djeun's. Ça ne m'avait pas émue plus que ça. Comme si, en quelque sorte, je m'y étais attendue. J'avais alors très bien su contourner le problème. Je l'avais laissé m'embrasser, au sens propre. Avec une bonne humeur ostensible, je lui avais ouvert les bras. Peut-être aussi qu'on s'était bisouillées, comme pour se dire bonjour. Dans tous les cas, c'était resté tout à fait décent et même ludique, amusé. Elle avait un peu boudé, grommelé : " Mais non pas comme ça, c'est pas ce que je voulais dire ". Sauf que c'était déjà fait et dépassé. Qu'il y avait eu d'autres mouvements alentour. On était passées à autre chose, en toute innocence, avec les conjoints, les amis. Personne n'y avait prêté attention, hormis moi. J'avais une perception très personnelle et intime de l'évènement. Mais je n'en ai parlé à personne, encore moins à Djam. Elle a eu l'air d'oublier cet emballement d'alcool sans conséquence. Il en arrivait tellement, d'autres, de tous ordres…
Mais cet incident annonçait la suite. Il révélait des émotions, des désirs encore souterrains, tout au moins pour Djam. Pour ma part, je n'imaginais rien. Comme si je me croyais hors-jeu. Paradoxalement je m'interrogeais sur Djam, sur son manque apparent et inhabituel de lucidité, et pas sur moi-même… Il est sans doute toujours plus facile d'analyser le cheminement d'autrui que le sien propre…Voilà pourquoi j'ai été si surprise et prise au dépourvu par mes propres réactions, absolument imprévisibles, les fois suivantes.
Djam, elle n'avait pas l'air de réfléchir à tout cela. Enfin je crois à l'absolue spontanéité de son geste, ce soir-là. Moi-même je ne l'avais pas vu venir. Est-ce que ça aurait changé quelque chose ? Sans doute. J'aurais eu peur. J'aurais trouvé une échappatoire. Alors que là, la situation m'a échappé complètement.
On visitait une expo. Djam s'intéresse à l'Art. Je m'intéresse à Djam… Bref, elle connaissait l'artiste. Elle m'a emmenée dans l'atelier. Nous étions seules. Le jour déclinait. Elle a eu, très nettement, comme une baisse de régime. Elle s'est arrêtée, adossée au mur, dans un coin, dans la pénombre, la tête baissée. J'ai pensé à un coup de cafard subit. Ça lui arrivait, en cette période. Je me suis approchée pleine de sollicitude, comme les autres fois. Dans ce genre de circonstances, les jours fastes, je pouvais arriver à lui poser une main amicale et réconfortante sur l'épaule. Et là, elle m'a attrapée par le devant de mon imper, avec une certaine brusquerie. Et elle m'a embrassée presque avec violence… Sur la bouche.
En fait mon souvenir est plus flou que ça ; je sais qu'elle m'a attirée à elle, en revanche je ne peux garantir qu'elle a été à l'origine du baiser ; c'est peut-être moi qui ai profité du mouvement alors qu'elle pensait provoquer une simple étreinte; je n'en sais rien et on ne le saura jamais ; peu importe, dans le fond.
Le plus inattendu, pour moi, ce soir-là, a été ma propre réaction. J'aurais pu m'en amuser, tourner la situation à la plaisanterie. On est assez proches et assez fines toutes les deux pour s'en sortir comme ça -si elle le veut bien. Mais elle n'aurait peut-être pas voulu. De toute façon, je ne lui en ai pas laissé l'occasion. Voire, j'ai sauté sur l'occasion. Et Djam, au lieu de donner dans l'humour léger de type " Je ne suis pas celle que vous croyez ! ", j'ai remis ça dans les grandes largeurs. A mon tour, je l'ai embrassé, sans retenue, en l'étreignant. Je lui ai même à un moment pris le visage avec mes deux mains, dans un geste limite entre tendresse et fermeté. C'est tellement pratique de faire la même taille… Je ne me contrôlais plus vraiment, et vraiment plus. Comme si une digue avait lâché en moi. Toute ma retenue, ma distance, mon humour avaient disparu, remplacés par cette vague de chaleur purement animale. Et Djam me retenait à son tour, avec ses mains, ses lèvres.
Impossible de dire combien de temps ça a duré. On a clairement perdu la tête toutes les deux, pendant quelques minutes à peine, sans doute, mais des minutes intenses. J'étais absolument incapable de réfléchir, d'analyser. J'avais réagi à une impulsion insoupçonnée et violente. D'autant plus violente peut-être qu'elle était insoupçonnée…
Puis on a relevé la tête. On s'est un peu écarté l'une de l'autre. On a repris notre souffle. Presque en même temps, on a passé nos mains dans nos cheveux pour les lisser. Djam m'a lancé un regard à la fois désolé et par en-dessous. J'aime ce regard chez elle, un peu égaré. Je ne le connais que d'elle. Puis elle a pouffé, à la fois gênée et amusée. " Ben qu'est-ce qui nous arrive ? " a-t-elle dit, avec la voix un peu rauque, une intonation entre les larmes et le rire. J'ai hoché la tête. Je n'arrivais pas encore à répondre. J'ai posé une main sur son épaule, bras presque tendu, comme pour la maintenir à distance. Je ne l'ai pas regardé dans les yeux, j'ai simplement répondu: " On va rejoindre les autres maintenant? On n'a qu'à se dire qu'il n'y a rien eu. On n'a qu'à oublier. " Et on est revenue dans l'espace public. Un peu gauche, comme un couple qui vient de faire l'amour à la sauvette. C'était quasiment ça, en fait.
Aujourd'hui encore je ne suis pas très fière de ma réaction. Ma seule excuse est d'avoir été surprise par moi-même, au point de ne plus pouvoir gérer, sur le coup, que par la fuite, l'évitement. La suite est moins excusable, les instants, les jours et les mois suivants. Pas une fois je n'ai été courageuse. Seule Djam est allée de l'avant. Elle seule a dit les choses. Elle seule a posé les questions, comme ce premier soir. Moi, incapable même de lui répondre, je n'ai jamais su que fuir, du moins au début. Je me suis rattrapée depuis. Il n'empêche, mes débuts dans cette aventure n'ont pas été très reluisants, très courageux.
Évidemment ma déclaration n'avait été que d'intention. C'est tout l'inverse qui s'est produit. Je n'ai rien oublié, au contraire. Djam non plus d'ailleurs.
A peine revenue dans la salle d'expo, déjà je n'ai plus pensé qu'à ça. A ce qui venait de se passer, à Djam, à moi, à mes réactions insoupçonnées. Je cherchais à comprendre. L'impulsion subite de Djam me choquait moins que ma façon presque passionnelle d'y avoir répondu. Je ne me connaissais pas comme ça, c'est à dire, aussi impulsive. Presque, je me faisais peur. Et en plus, et malgré tout, je n'avais que l'envie de recommencer. Soi-disant, pour voir si je contrôlerais mieux. Si je gèrerais. Profondément, parce que ça avait aussi été très agréable. A la fois très angoissant et très agréable. Pendant des semaines, j'en ai été obsédée. Je suis sûre d'en avoir rêvé. Ben a dit plusieurs fois m'avoir entendue appeler Djam dans un sommeil agité. J'avais l'impression de mentir à tout le monde, à Ben, à Djam, à moi-même. Bien sûr, nous continuions à nous voir comme avant, aussi souvent. Les copains, les relations, nos hommes n'auraient pas compris une prise de distance, quand nous étions " si copines ". Mais je ne pouvais plus participer à une conversation, regarder Djam parler sans fixer ses lèvres. Sans penser à tout autre chose que ce qu'elle était en train de dire. Et elle s'en rendait parfaitement compte. Elle se souvenait aussi.
Sauf que Djam, elle, ça l'énervait. Elle aime les situations claires. Elle veut comprendre. Elle va de l'avant, par un désir de lucidité plus fort que tout. Plusieurs fois, elle a essayé de me coincer " entre quatre-z-yeux ". Pour me parler seulement, j'en suis sûre. J'en étais sûre déjà alors, au fond de moi. Nous avions l'habitude, dans nos discussions d'amies, de confidentes, d'analyser ensemble les situations, les émotions : nous aurions dû à plus forte raison le faire dans ces circonstances si intimes. Mais moi, j'ai fait mon effarouchée ; comme si elle avait cherché à me harceler, à recommencer… comme si j'avais été victime, en fait. Je la fuyais. En réalité je me fuyais surtout moi-même.
Ça aurait pu mal tourner. Djam est quelqu'un de sentimental et d'impatient. Elle souffrait de ne pas comprendre. Nous aurions pu nous fâcher pour de bon, à cause de mon attitude incohérente. J'aurais dû fuir, lui éviter ma présence, m'éviter la sienne -ou assumer, si possible avec elle, ce désir incongru. Je ne faisais ni l'un ni l'autre. Je continuais à la fréquenter assidûment, mais avec une sorte de distance nouvelle, avec presque plus de froideur qu'auparavant -tout au moins avec moins de chaleur. Il n'y avait plus entre nous cette chaleur simple de l'amitié. J'étais devenue prudente, distante. Je la regardais avec adoration. Mais je ne l'approchais pas. Et elle, elle s'était mise à fuir mes regards. C'était douloureux. Pour elle surtout, qui en avait conscience. Moi je refusais de rien voir.
Une fin de soirée, je suis allée me coucher dans la chambre des enfants de Steph -partis chez leur mère. Ils avaient aménagé une sorte de petite cabane en mettant un matelas, à même la moquette, sous le lit -un matelas assez fin sous un lit assez haut, heureusement. Les draps du lit du dessus formaient une sorte de baldaquin. On se trouvait là comme dans un petit nid, une alcôve, à l'abri de la lumière, des regards. J'aimais bien me blottir là, seule, entre les peluches, les chaussettes éparses et les albums. Je l'avais fait une ou deux fois déjà. Ben n'était pas là ce soir-là, pour une raison professionnelle. Ça arrivait quelquefois. C'était une raison de plus de rendre visite à Djam et Steph, pour ne pas rester seule…
En fin d'ivresse, je bouquinais à la lampe de poche en attendant le sommeil. Steph et Djam étaient allés se coucher, bien entamés eux aussi. Du moins c'était mon impression. La maison était calme et tranquille.
Et puis quelqu'un est entré dans la chambre en allumant une petite lampe. J'ai entr'aperçu les chaussettes de Djam. Elle s'est accroupie aussitôt vers mon abri avec un pseudo " toc toc " d'avertissement. Puis elle a soulevé le drap et penché la tête pour me regarder.
En temps normal, quelques mois auparavant, je l'aurais accueillie avec un sourire, la tête posée sur ma main, le regard brillant. Tandis que là j'ai eu un mouvement de recul, peut-être, un regard inquiet, certainement. Ce qui a mis Djam en colère. Elle espérait me voir bienveillante, comme " avant ".
" Mais putain -qu'elle a dit- c'est quoi ton problème, en fait ?
Djam aime les rapports simples, frontaux si nécessaire. Là, elle était en plein dedans. Peut-être aussi qu'elle saturait un peu. Mais moi, je ne me sentais pas prête. J'ai été incapable de répondre, d'abord. Puis j'ai balancé, un peu maladroitement :
-C'est toi, mon problème. Qu'est-ce que tu fais là ? Qu'est-ce que tu veux ?
Ça, au moins, Djam le savait parfaitement.
-Je veux dormir avec toi, qu'elle me dit. J'ai envie de dormir avec toi.
-Et Steph ? ai-je fait, avec un coup de sourcil dans la direction où se trouvait leur chambre.
-Steph est bourré, il roupille, et il s'en fout complètement. "
Et là-dessus, elle a commencé à se glisser là-dessous.
J'ai eu un instant de panique. J'ai un peu reculé, toujours allongée sur le côté. Elle s'est approchée doucement, en avançant à quatre pattes. Elle s'est couchée face à moi, posant sa tête sur les coussins, ses yeux clairs plantés dans les miens. Je n'ai pas refusé son regard. Je sentais son souffle sur mon cou. On s'est dit beaucoup de choses, d'un coup, sans se parler. Ce moment-là aussi me semble avoir duré une éternité. Tout à coup, je me sentais bien.
Djam a posé une main sur mon épaule, avec beaucoup de douceur. Elle a approché son visage du mien. Elle a dû m'embrasser une petite fois, sans doute, timidement. Je ne sais plus. J'ai été reprise par le même mouvement de passion, la même impulsion que la première fois, dans l'atelier. Je l'ai empoigné, agrippé. En l'embrassant sans relâche, en faisant le tour de ses lèvres, j'ai roulé sur elle. Il y avait ce double mouvement, ces deux rotations, celle de nos corps, celle de nos bouches. J'étais étourdie, un peu folle, fébrile et apaisée en même temps comme dans la satisfaction d'un besoin irrépressible, mais nié jusque là, réprimé, contenu.
Là aussi, ça a duré un temps indéfinissable, une éternité d'instants. Puis la pression est retombée. Je me suis allongée sur le côté, face à elle. Cette fois, nous sommes restées silencieuses, à nous regarder. Plus besoin de se demander ce qui nous arrivait. On le savait très bien à présent. Au moins pour ma part j'en étais sûre. J'étais amoureuse. Mes réactions avaient par deux fois dépassé ma volonté consciente. Mais à présent, je n'étais plus dans le déni. Je n'éprouvais même plus d'angoisse. La situation me paraissait tout à coup normale, naturelle. J'avais basculé sans réserve, en un seul bloc -comme un seul homme ? -du déni tourmenté à la satisfaction la plus élémentaire du sentiment amoureux. Quant à Djam, c'était plus simple. Elle n'avait pas cherché à se combattre. Elle paraissait pleinement sereine, en toute simplicité.
Nous avons, alors, dormi ensemble. Dans une sorte d'accord tacite, je lui ai tourné le dos. Elle m'a entouré de ses bras, son ventre contre mon dos, ses genoux dans le creux des miens. J'ai attrapé ses mains dans les miennes, sur ma poitrine.
J'ai bien dormi, enfin apaisée, bercée par son souffle régulier.
Nous nous sommes réveillées aux premiers mouvements dans la maison. Nous n'avions pas changé de position. Sa respiration s'était un peu modifiée, indice de réveil.
" Tu sens bon ", elle m'a dit, après avoir passé la nuit le nez dans mes phéromones.
Nous sommes restées ainsi encore quelques minutes, dans une sorte d'état de grâce précédant le retour au réel. Puis elle a détaché ses bras de moi. Sur le dos, elle s'est étirée en râlant un peu. Moi en émergeant je me suis cogné la tête au lit du dessus. Je l'avais oublié. J'étais troublée, quand même. Peut-on se sentir à la fois sereine, comblée, et troublée ? Djam a ri d'amusement et de contentement, un rire de gorge doux et complice. Puis elle s'est levée.
On est descendues. Steph préparait le café. Il n'a fait aucun commentaire. Tout semblait si parfaitement naturel.
Les questions sont venues plus tard, dès la première séparation, c'est à dire dès mon retour à la maison. Je me suis interrogée. Comment pouvions-nous vivre cet amour, enfin reconnu et accepté de nous-mêmes ? Devait-il être clandestin ? Si oui fallait-il alors construire un mensonge, comme les couples illégitimes ? Se voir en cachette alors qu'on pouvait jusqu'à présent se voir en toute légitimité ? Et sinon, qu'en penseraient nos hommes ? Pouvaient-ils l'accepter, le comprendre ? Fallait-il leur en parler ou, au contraire, laisser passer certains gestes comme les marques innocentes d'une simple amitié tendre ? Y avait-il tromperie, infidélité ou plutôt complétude ? Devais-je jalouser Steph, le considérer comme un rival ? Et elle, par rapport à Ben ? Est-ce que je pouvais dire que j'aimais encore Ben ? Peut-on aimer vraiment deux personnes en même temps ? Faut-il en souffrir ? Fallait-il plutôt aller voir du côté du libertinage, de l'échangisme? Je n'en avais aucune envie.
Djam, elle, ne s'est pas cassée la tête. Elle a toujours été ainsi, dans l'action, dans l'instant et dans l'envie. Après mon départ, elle n'a pas spécialement réfléchi. Elle a attendu d'avoir de nouveau envie de me revoir. Et à ce moment-là, elle me l'a dit. C'était aussi simple que ça, apparemment. Comme si je me compliquais inutilement la vie.
Nous avons fait les choses avec naturel, en nous fréquentant exactement comme avant. Simplement, nous étions un peu plus caressantes. Entre deux vieilles amies cela passe assez bien, surtout dans une compagnie usant de vin rouge. Les frontières sont parfois assez floues entre l'amitié et le désir. Nous en jouions un peu, affichant sans difficulté une amitié très tendre, mais pas sexuelle. Notre désir, du reste, n'était pas irrépressible. Par une sorte d'accord tacite, sans avoir l'impression de nous contenir, ni de mentir pour autant, nous gardions certains élans plus manifestement érotiques, comme les baisers prolongés, pour les moments d'intimité.
Il y entrait quelquefois une certaine malice, une sorte de calcul plus ou moins conscient. Par exemple, les soirs de fête nous buvions à l'excès avec les amis, et nos conjoints. Comme avant, en fin de soirée, une fois les amis partis les conjoints avaient tendance à tomber là où le sommeil et l'ivresse les prenaient. Alors la nuit -ou plutôt, le reste de la nuit- était à nous. D'autant plus agréable que l'alcool, et peut-être une certaine attente tacite, nous avait échauffées, nous… Les hommes n'y voyaient rien. Ou plutôt, ils refusaient de voir. Ils dormaient. Nous changions de pièce. Et on se retrouvait tous au petit déjeuner… De toutes façons ils ne sont pas jaloux, apparemment. Peut-être même que ça les arrange bien. Un peu comme si ça nous évitait d'aller voir ailleurs…
Djam et moi, on n'a pas de comptes à se rendre. Nous ne nous interrogeons pas mutuellement, par exemple, sur notre activité sexuelle conjugale et légitime. Nous respectons l'intimité du couple formé par l'autre et son conjoint. C'est de l'ordre du fait établi et incontestable. Nous ne cherchons pas à bousculer l'ordre des choses.
En fait, tout est comme avant. Nous avons les mêmes discussions passionnées et/ou personnelles, les mêmes échanges de points de vue et de confidences, les mêmes analyses du monde à refaire, dans l'alcool… la seule différence, c'est que par moments nous nous taisons. Nous laissons parler nos peaux. Elles se disent, mieux que des mots, notre affection, notre attachement. Elles créent un autre lien, puissant et doux. Pourquoi serait-ce répréhensible ? Nos hommes l'ont certainement compris ainsi. Ce ne sont pas des idiots. Nous ne les privons de rien. Presque, nous ne les en aimons que plus, que mieux. Et nous nous rendons heureuses. Dons ils en profitent aussi…
Cette relation est possible du fait de notre égalité d'humeur et d'intention. Toute divergence d'objectif, tout déséquilibre la rendrait impossible. Nous devons vouloir la même relation, attendre la même chose de cette relation. Toute dispute ou chagrin en signifierait la fin. Voilà sans doute pourquoi elle est aussi idéale.
J'aime Djam ; dès le début j'ai aimé sa voix, son rire, son humour, sa tournure d'esprit, son indépendance par rapport aux normes, sa spontanéité, sa franchise, sa sensibilité à fleur de peau, son aptitude animale à une certaine sérénité. Au nom de quoi alors me priver de sa peau, de ses lèvres, de son odeur, de ses mains, de son corps enfin ?
J'avais une amie ; j'ai toujours une amie, et bien plus qu'une amie.